27 octobre 2016

Ma Suthu

Je l’aperçois de loin qui remonte la rue de la gare. Je reconnaitrais sa démarche entre mille. Pas très grande, bien portante et un peu voûtée, Ma Suthu tangue plus qu’elle ne marche, balançant tout son corps vers la droite puis vers la gauche au rythme de ses pas. On dirait un bateau se frayant doucement un chemin à travers les vagues. Nous arrivons en même temps au niveau de notre rue. Elle me sourit d’un grand « Hello, hello ! » et me demande où je vais, si Antoine est au travail et comment va notre bébé.

 

Ma Suthu a travaillé dur toute sa vie. Elle était infirmière. Elle a créé pour une entreprise des patrons de prêt-à-porter aussi. Elle s’est donné sans compter pour sa famille, et elle a réussi : ses trois enfants ont été à l’université ! L’une de ses filles était même dans la première génération de Noirs après 1994 à aller à Wits, la plus prestigieuse université du pays. Mais ça, c’est sa petite-fille, fière de sa mère et de sa grand-mère, qui nous l’a dit. Ma Suthu n’en fait pas toute une histoire. C’est dans son caractère alors ça lui semble simplement normal de donner son temps et son énergie à ceux qui l’entourent. Et puis, c’est comme ça que l’on vit ici : entouré des siens, entourant les siens.

 

Ce petit bonhomme de femme use ainsi les rues du voisinage à rendre des visites à ses copines. Il y a chacune des infirmières à la retraite (un métier surreprésenté dans sa génération car c’était un des rares emplois accessibles aux femmes « non blanches » pendant l’apartheid). Il y a les membres de son groupe paroissial des Petites-Sœurs-de-Quelque-Chose. Il y a aussi les réunions de prière hebdomadaires qui se passent dans une maison différente à chaque fois. Et une fois par semaine, elle descend la rue jusqu’au passage des minibus-taxis pour rendre visite à ses filles dans un autre quartier de Soweto.

 

Pour l’heure, elle revient de chez sa grande copine Ma Tipo, à laquelle elle rend des visites quasi-quotidiennes depuis qu’elle porte le deuil de son fils, deuil qui la coince chez elle pour trois mois. « Tu as su que le vieil homme qui vivait là-bas (elle me désigne la maison du doigt) est décédé ? Le service et l’enterrement auront lieu samedi. Je vais courir tout le week-end parce que dimanche je dois aller à Diepkloof pour l’enterrement d’un cousin éloigné. » Ma Suthu est de tous les enterrements. Elle m’a confié un jour « Tu dois aller aux enterrements. Si tu n’y vas pas, personne ne viendra au tien. »

 

Quand je croise dans la rue son mari, Baba Suthu, c’est que Ma Suthu est affairée aux fourneaux. Elle l’a envoyé quérir au tuck shop l’huile ou les tomates qui lui manquent pour le diner. Baba Suthu ne manque jamais de me donner des nouvelles de Ma Suthu, et de me dire qu’elle est à la maison si je veux passer lui rendre visite. Si je n’y vais pas, c’est elle qui vient me voir pour prendre des nouvelles et une tasse de thé.

 

Mais aujourd’hui, elle n’a pas le temps . « Je te laisse, me dit-elle, je dois aller préparer le dîner car à 17h Baba Longhi passe me chercher pour que nous allions présenter nos condoléances aux voisins. Salue Antoine pour moi. »

 

Cette grande petit dame est reliée de tout son être à sa famille, à ses voisins, à ses connaissances. Un réseau de relations qu’elle ouvre généreusement. C’est à elle plus qu’à quiconque que nous devons d’être bien ici. Elle nous a présentés à tous les voisins à notre arrivée, nous a fait faire le tour de toutes les maisons du quartier. C’est elle encore qui m’initie à tous ces codes indispensables et non écrits : « Quand tu vas présenter tes condoléances, tu glisses un billet de R20 à l’épouse, c’est celle avec le foulard vert à fleurs ».

 

Elle repart, et moi je regarde avec tendresse sa silhouette voguer vers chez elle.

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