Y a-t-il un choix à faire entre communauté et liberté ?
J’entends du bruit dans l’arrière-cour. Je jette un œil par la fenêtre et aperçoit Baba Suthu et Sandile, deux de mes voisins, qui s’affairent autour de nos poubelles. J’ouvre la porte, surprise, et leur demande ce qu’ils font. Ils m’expliquent qu’ils rassemblent « tout ça » – désignant d’un geste circulaire cartons, plastiques et verres qui débordent – pour les mettre à la poubelle. Gênée, je les arrête en les assurant que je vais m’en occuper moi-même, que nous ne mettons pas ces déchets dans la poubelle normale, que ce sont des déchets que nous recyclons et portons aux poubelles de tri. Entre justification et excuses, je reconnais que cette semaine nous n’y sommes pas allés, d’où l’entassement, mais que je vais y aller aujourd’hui, c’est promis ! Ils enlèvent leurs gants de vaisselle et repartent tranquillement. Moi, je reste avec mes recyclables et un brin d’agacement. Au loin, le camion-poubelle arrive.
Bienveillante attention de leur part que de nous donner ce coup de main ? Certainement. Manière de nous faire comprendre que nos déchets ne sont pas censés rester dans notre arrière-cour ? Sans aucun doute.

Ah oui, mais malheureux de l’individualisme de notre région parisienne, nous voulions vivre la communauté. Eh bien, les voisins présents, nous les avons ! Et pour nous, ça vaut le coup. Nous connaissons chacun d’entre eux. Nous passons souvent à l’improviste chez les uns ou les autres pour prendre des nouvelles ou simplement dire bonjour. Il m’arrive de laisser sans façon mon bébé dans les bras de Pumpkin, Ma Suthu ou Tiké le temps d’étendre mon linge. Les enfants du quartier poussent chaque jour la porte pour venir jouer à la maison, les plus grands s’occupant des plus petits. Je ne compte plus les bonnes adresses : « Mussa Blankets, ce sont les meilleures de tout Johannesburg ! » les bons plans : « Il y a cour de gym tous les matins à 6h dans le parc, on y va avec Maria, tu viens ? » et les coups de main que nous leur devons : « Thando, Nkundi et moi, on va vous aider à charrier ces gravats, vous en faites pas. »…
Cette vie si proche les uns des autres, c’est la garantie de la sécurité et d’un certain confort, mais c’est surtout celle, inestimable, de l’attachement et de la tendresse. On les aime nos voisins, et ils nous le rendent bien.
Une autre facette de cet esprit communautaire, c’est celui que nombre de sud-africains vivent au sein de leur famille. Nos amis, Katy et John le connaissent bien. Il est noir, elle est métisse, et sont nés et ont grandi dans des townships correspondant à leur couleur de peau (!) Mais avec la fin de l’Apartheid en 1994, ils ont pu faire des études et trouver de très bons jobs. Ils gagnent aujourd’hui particulièrement bien leur vie. Alors, leurs téléphones s’éclairent régulièrement d’un message de la famille : une sœur doit trouver un nouveau logement car elle s’est faite virer de celui qu’elle occupait ; pour la rentrée, le petit cousin auquel ils payent la scolarité a besoin d’un nouvel uniforme ; le père n’a pas encore reçu leur virement de ce mois-ci… Consciencieusement, ils s’acquittent ainsi de ce que l’on appelle ici la « black tax ». La note de cet impôt informel est souvent salée à la fin du mois. Pourtant, ils ne peuvent ni ne veulent s’y soustraire. D’une part, cela supposerait de couper tout lien avec leurs familles – ce qu’ils ne souhaitent absolument pas. D’autre part, cela signifierait d’assumer que leur réussite ne profitera qu’à eux et leur enfant. Ils ne l’assumeraient pas car ils sont conscients qu’ils ont eux-mêmes bénéficié du soutien de leurs familles pour accéder à la situation qu’ils ont aujourd’hui. Cela leur semble juste de redistribuer une partie de ce qu’ils gagnent. Nous aurions envie de parler de contrainte. Je crois vraiment qu’eux le vivent en termes de solidarité et de justice.
Ce délicat point d’équilibre entre le « je » et le « nous » interroge notre définition de la liberté. Etre libre, est-ce faire ce que je veux quand je veux ? Est-ce choisir à qui je me lie ? Est-ce consentir à mes contraintes parce que j’y vois un plus grand bien : le bien commun, l’ubuntu – mon épanouissement en tant qu’être social, en tant que membre du genre humain ? Ces liens qui nous unissent les uns aux autres, il nous appartient de les vivre comme une contrainte ou comme un épanouissement.
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