22 juin 2016

Zolile

Zolile enfile son uniforme d’écolier et sort de chez lui. Il a rendez-vous avec ses copains à Vilakazi street, la fameuse rue où ont vécu Nelson Mandela et Desmond Tutu. L’effervescence s’installe dans les rues de Soweto.  C’est un jour particulier aujourd’hui : le pays commémore les émeutes de Soweto. C’était il y a 40 ans. Zolile n’était pas né, mais aujourd’hui il a 16 ans, l’âge que devaient avoir beaucoup de ces enfants qui ont osé défier le régime au pouvoir et ses lois iniques.

Il croise des bandes d’enfants ou d’adolescents, des adultes, des vieux : tous sont affairés. La viande sur les braais embaume à chaque coin de rue. Les haut-parleurs chantent les chansons à la mode et les basses battent le rythme.

Mais Zolile n’y prête guère attention. Il marche dans ses pensées, se remémore la soirée de la veille. Ses oreilles entendent le battement des tambours et le crépitement du feu. Ses yeux voient les vieux sauter, battre le sol, s’arc-bouter dans des danses traditionnelles zulus. Ils dansaient un peu pour le folklore pour les touristes européens, un peu pour ne pas perdre la mémoire de ces danses ; ils dansaient surtout pour réclamer un peu de vie au temps qui passe. Les vieux qui dansent n’ont jamais de canne.

Zolile se remémore cette soirée, et il ressent le froid, et la chaleur. Est-ce que dans le monde entier les histoires se racontent la nuit autour d’un feu ? Celle qui racontait ce soir-là, c’était Antoinette, la sœur d’Hector Pieterson. Dans son récit de ces évènements que Zolile avait entendu vingt fois, elle disait « je ». Elle disait « je », et pour la première fois, Hector Pieterson s’appelait Hector. Elle disait « je » et l’enthousiasme de la manifestation, suivie de la peur devant la répression avaient une odeur, un cœur pour les ressentir. Il n’y avait plus de symbole ce soir-là, il y avait une histoire, vécue, réelle. Il y avait un espoir, et une injustice trop grande, trop forte, et la révolte, et le besoin de se lever avec les autres, de marcher, de résister pour faire changer l’histoire.

Pourtant aujourd’hui, en marchant vers Vilakazi, Zolile ne sent rien de cette ardeur. Il voit des gens heureux d’un jour sans travail, qui s’apprêtent à faire la fête, à boire trop et écouter de la musique trop forte. Le symbole a figé l’indignation, la colère, la soif de justice et de liberté. Le symbole a figé la vie. Il faudrait danser peut-être, comme les vieux. Car il y en a des motifs d’indignation, de révolte. Ce ne sont peut-être plus les lois politiques qui les imposent, mais les lois économiques qui semblent tout régir ici.

J’étais assise à côté de Zolile autour du feu ce soir-là. Moi aussi, j’écoutais Antoinette raconter son histoire, cette histoire qui n’est pas tout à fait la mienne, mais qui ne m’est pas étrangère. En l’écoutant, je me demandais si on entre dans l’Histoire ou si c’est elle qui entre dans nos vies.

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