améliejacques

Au revoir Ma Leisa

Aujourd’hui, la rue est barrée. Des dizaines de voitures stationnent tout le long, en amont et en aval d’une grande tente blanche. Les parfums d’un repas embaument le voisinage et la sono chante les tubes de la messe. Tous nos voisins, mais aussi des responsables de l’ANC, des hommes, des femmes et des enfants sont dans la rue. Les hommes sont en costard sobre, les femmes en robes noires et talons. Les couleurs de l’ANC, noir, jaune et vert s’affichent sur des t-shirts, ou dans les foulards noués sur les cheveux des femmes. Les vieilles femmes Sotho ont posé sur leurs épaules la couverture traditionnelle. Même Desmond Tutu était là. Aujourd’hui, j’ai une boule dans la gorge et dans le ventre. Ce sont les obsèques de Ma Leisa. Une grande dame.

Depuis notre installation dans le quartier, tous les voisins nous parlaient de cette vieille dame : « Koko » (« la grand-mère ») qui vivait à trois maisons de la nôtre. Un jour enfin, nous l’avons rencontrée. Elle nous a reçus chez elle, assise dans son lit : elle ne se levait plus guère. Elle nous a accueilli de son beau sourire, nous a proposé de nous assoir sur le bord du lit à côté d’elle, et nous a raconté quelques-unes des histoires de sa vie. On nous avait dit sa mémoire extraordinaire. On nous avait dit qu’elle avait caché des militants recherchés par la police pendant l’apartheid, qu’elle était une amie de Mandela et avait correspondu avec lui pendant des années.

Nous nous sommes assis sur son lit, et nous avons écouté cette dame. Cette ancienne infirmière, membre de l’ANC depuis 1942, nous a dit comment elle s’était battue pour ouvrir une crèche à Soweto pour que les femmes puissent y laisser leurs enfants et travailler. Elle nous a raconté aussi comment elle a obtenu la construction du pont au-dessus de la voie ferrée parce qu’il y avait trop d’accidents quand les piétons traversaient. Je regardais ses mains. De longues et belles mains dessinées par les ans. Des mains riches des caresses et des épines de toute une vie. Elle a pris notre bébé dans ses bras, l’a embrassé sur le front et l’a béni. Il avait 3 mois ; elle avait 102 ans.

Cette grande dame est décédée la semaine dernière. Ses obsèques ne sont pas tristes : tout le monde loue cette vie aussi longue que juste. Et chacun, en considérant sa vie à elle, regarde sa propre vie. Une jeune voisine me disait : « Je me demandais tout à l’heure ce que l’on dira de moi à mon enterrement. J’ai envie que les gens soient fiers et heureux de ce qu’ils diront, comme pour Ma Leisa. » Et en effet, beaucoup ce matin racontaient comment Ma Leisa les avait aidés pendant l’apartheid : en cachant leur mère, en recueillant l’enfant qu’ils étaient quand la police avait arrêté leurs parents…

Je suis émue et touchée par cette dame, par sa vie et son combat. C’est grâce à Ma Leisa et à tous ceux qui ne se sont pas contentés de l’injustice qu’aujourd’hui, dans ce pays, tous ont les mêmes droits. Il y a encore du chemin à parcourir pour que les Hommes aient vraiment les mêmes droits, mais Ma Leisa a ouvert ce chemin. A nous de le continuer.


Zolile

Zolile enfile son uniforme d’écolier et sort de chez lui. Il a rendez-vous avec ses copains à Vilakazi street, la fameuse rue où ont vécu Nelson Mandela et Desmond Tutu. L’effervescence s’installe dans les rues de Soweto.  C’est un jour particulier aujourd’hui : le pays commémore les émeutes de Soweto. C’était il y a 40 ans. Zolile n’était pas né, mais aujourd’hui il a 16 ans, l’âge que devaient avoir beaucoup de ces enfants qui ont osé défier le régime au pouvoir et ses lois iniques.

Il croise des bandes d’enfants ou d’adolescents, des adultes, des vieux : tous sont affairés. La viande sur les braais embaume à chaque coin de rue. Les haut-parleurs chantent les chansons à la mode et les basses battent le rythme.

Mais Zolile n’y prête guère attention. Il marche dans ses pensées, se remémore la soirée de la veille. Ses oreilles entendent le battement des tambours et le crépitement du feu. Ses yeux voient les vieux sauter, battre le sol, s’arc-bouter dans des danses traditionnelles zulus. Ils dansaient un peu pour le folklore pour les touristes européens, un peu pour ne pas perdre la mémoire de ces danses ; ils dansaient surtout pour réclamer un peu de vie au temps qui passe. Les vieux qui dansent n’ont jamais de canne.

Zolile se remémore cette soirée, et il ressent le froid, et la chaleur. Est-ce que dans le monde entier les histoires se racontent la nuit autour d’un feu ? Celle qui racontait ce soir-là, c’était Antoinette, la sœur d’Hector Pieterson. Dans son récit de ces évènements que Zolile avait entendu vingt fois, elle disait « je ». Elle disait « je », et pour la première fois, Hector Pieterson s’appelait Hector. Elle disait « je » et l’enthousiasme de la manifestation, suivie de la peur devant la répression avaient une odeur, un cœur pour les ressentir. Il n’y avait plus de symbole ce soir-là, il y avait une histoire, vécue, réelle. Il y avait un espoir, et une injustice trop grande, trop forte, et la révolte, et le besoin de se lever avec les autres, de marcher, de résister pour faire changer l’histoire.

Pourtant aujourd’hui, en marchant vers Vilakazi, Zolile ne sent rien de cette ardeur. Il voit des gens heureux d’un jour sans travail, qui s’apprêtent à faire la fête, à boire trop et écouter de la musique trop forte. Le symbole a figé l’indignation, la colère, la soif de justice et de liberté. Le symbole a figé la vie. Il faudrait danser peut-être, comme les vieux. Car il y en a des motifs d’indignation, de révolte. Ce ne sont peut-être plus les lois politiques qui les imposent, mais les lois économiques qui semblent tout régir ici.

J’étais assise à côté de Zolile autour du feu ce soir-là. Moi aussi, j’écoutais Antoinette raconter son histoire, cette histoire qui n’est pas tout à fait la mienne, mais qui ne m’est pas étrangère. En l’écoutant, je me demandais si on entre dans l’Histoire ou si c’est elle qui entre dans nos vies.


Thando

Elle entre chez moi, un verre à pied en plastique violet rempli de vin rouge à la main, et s’assoit dans le canapé. J’adore sa nouvelle coupe de cheveux : ce blond platine sur ses cheveux à la garçonne traduit la femme indépendante. Les princesses niaiseuses, ce n’est pas pour elle.

Nous parlons de son boulot d’infirmière fraîchement diplômée et de ses horaires à l’hôpital. La semaine est enfin finie. Ce soir, elle sort ! Sa copine, celle qui a une voiture, doit passer la prendre tout à l’heure. Elles passeront la nuit dans les boites branchées de Soweto et de « Town », le centre-ville de Johannesburg.

Son téléphone vibre : un message WhatsApp qu’elle me montre en rigolant. C’est un collègue qui la drague sans ambiguïté. Ça la fait rire, mais elle n’y croit pas. « Au début, ils sont attentionnés et toujours partants pour sortir. Mais au bout de quelques mois déjà, ils ne sortent plus qu’avec leurs potes. Et ils attendent de toi que tu restes à la maison pour faire à manger, les lessives et des gosses. » Des gosses, Thando en a deux. A chaque fois, ça s’est terminé de la même façon avec le père : l’enfant venu, Thando devait devenir la mère. Dans l’esprit de ces jeunes pères, une mère doit être comme la leur. Elle a rompu, confié les enfants à leur grand-mère, et continué d’étudier et de danser.

Pourtant, elle s’inquiète un peu du temps qui passe. Elle craint d’être, comme certaines de ses copines, célibataire à 35 ou 40 ans passés. L’exemple familial, la pression sociale et culturelle, les questions de ses parents, la télé, tout lui dit qu’elle doit trouver quelqu’un et « se ranger ». Mais elle n’en a pas envie. Pas comme ça. C’est l’anti-Cendrillon qu’on lui propose : le bal d’abord, puis le balais.

« Tu as de la chance, toi. Antoine, je le vois souvent étendre le linge. Il t’aide. » Je réalise surtout à ce moment que ni pour Antoine ni pour moi, il ne m’aide, car c’est autant à moi qu’à lui de nous occuper de la maison. Du coup, je lui demande candidement si elle ne devrait pas chercher chaussure à son pied dans d’autres quartiers de Joburg, en dehors de sa communauté. Elle acquiesce, intéressée par l’idée. Ses yeux disent qu’elle imagine ma proposition. Et soudain, elle me dit : « Mais ça voudrait dire sortir avec des Blancs ?! » Elle rit, gênée, incrédule aussi. L’idée lui parait complètement incongrue. Elle n’y avait même jamais pensé !

Thando n’avait que 5 ans quand l’apartheid a été aboli. Mais, comme la place des femmes, la séparation des couleurs de peau prend du temps à changer dans les mentalités et dans les boîtes de nuit de Johannesburg.


Matinale

Mon bébé s’agite dans son berceau. Les premiers bruits m’arrivent. Le robinet qui s’ouvre, le moteur d’un minibus-taxi qui passe à toute vitesse dans la rue, une tondeuse au loin, les basses toni-vibrantes de la Polo qui s’approche puis s’éloigne, et le portail qui se traîne lourdement sur ses rails pour laisser passer le voisin.

Je n’avais fait que te croiser d’abord. Comment faire autrement : dans les quartiers où je te cherchais, tu te cachais derrières des murs surmontés de barbelés et de fils électrifiés, et arborant un dissuasif « Armed response » au cas où quelqu’un aurait voulu t’approcher.

J’entrouvre un œil au jour tout neuf. La lumière est forte déjà sur les toits de tôle des maisons copié-collé, au pied des terrils d’une terre vidée de son or. La chaleur s’installe dans notre chambre. Je repousse la couette.

Dans un jeu de cache-cache, tu t’amusais à me renvoyer ma propre image dans les façades miroitantes des buildings, les vitres teintées des grosses voitures, dans les vitrines clinquantes des malls. Tu disparaissais sous des sons d’ambiance et des odeurs climatisées.

La tête penchée sur les volutes de mon bol de café, j’entends distinctement les enfants de la crèche toute proche qui récitent en zoulou les poèmes du matin. Les voix en pyjama se saluent d’un côté de la rue à l’autre : « Sawubona! Kunjani? » et quand elles passent devant notre maison, elles nous lancent un joyeux : « Hello! How’z it? »

J’avais même essayé de t’apercevoir depuis les parkings, seuls endroits où le regard peut aller loin. Depuis ce gris, je pouvais voir les tâches blanches de tes immenses maisons. Mais je savais que ce n’était pas la couleur de ta peau.

On frappe, et la porte s’ouvre sur Baba Zulu, Kossi ou Christina qui font entrer des histoires dans notre maison et dans nos cœurs. Celles du passé : leur arrivée ici pendant l’apartheid, l’histoire de leurs parents. Celles d’aujourd’hui, qui sont dures car le Sida, la violence, l’alcoolisme et le chômage ont souvent le prénom de leurs enfants. Nous ne comprenons pas tout car tu parles onze langues mais, attentifs comme des enfants, nous t’écoutons.

Il y avait bien des chiffres ou les unes des magazines. Ces quelques bribes de toi étaient déformées et figées sur le papier glacé des beaux quartiers. Pour t’approcher dans ta diversité, il ne fallait pas rester au milieu de ceux auxquels je ressemblais. Il fallait sortir des chemins tracés par les lois, puis par l’habitude et l’argent. Il fallait changer de point de vue.

Tu marches dans notre rue et nous salues. Tu es devant notre porte. Je sors à ta rencontre.

C’est le matin à Soweto. Le matin, comme chaque matin, de ma première rencontre avec l’Afrique du Sud.