améliejacques

Y a-t-il un choix à faire entre communauté et liberté ?

J’entends du bruit dans l’arrière-cour. Je jette un œil par la fenêtre et aperçoit Baba Suthu et Sandile, deux de mes voisins, qui s’affairent autour de nos poubelles. J’ouvre la porte, surprise, et leur demande ce qu’ils font. Ils m’expliquent qu’ils rassemblent « tout ça » – désignant d’un geste circulaire cartons, plastiques et verres qui débordent – pour les mettre à la poubelle. Gênée, je les arrête en les assurant que je vais m’en occuper moi-même, que nous ne mettons pas ces déchets dans la poubelle normale, que ce sont des déchets que nous recyclons et portons aux poubelles de tri. Entre justification et excuses, je reconnais que cette semaine nous n’y sommes pas allés, d’où l’entassement, mais que je vais y aller aujourd’hui, c’est promis ! Ils enlèvent leurs gants de vaisselle et repartent tranquillement. Moi, je reste avec mes recyclables et un brin d’agacement. Au loin, le camion-poubelle arrive.

Bienveillante attention de leur part que de nous donner ce coup de main ? Certainement. Manière de nous faire comprendre que nos déchets ne sont pas censés rester dans notre arrière-cour ? Sans aucun doute.

 

Tisser des liens – CCO Pixabay

Ah oui, mais malheureux de l’individualisme de notre région parisienne, nous voulions vivre la communauté. Eh bien, les voisins présents, nous les avons ! Et pour nous, ça vaut le coup. Nous connaissons chacun d’entre eux. Nous passons souvent à l’improviste chez les uns ou les autres pour prendre des nouvelles ou simplement dire bonjour. Il m’arrive de laisser sans façon mon bébé dans les bras de Pumpkin, Ma Suthu ou Tiké le temps d’étendre mon linge. Les enfants du quartier poussent chaque jour la porte pour venir jouer à la maison, les plus grands s’occupant des plus petits. Je ne compte plus les bonnes adresses : « Mussa Blankets, ce sont les meilleures de tout Johannesburg ! » les bons plans : « Il y a cour de gym tous les matins à 6h dans le parc, on y va avec Maria, tu viens ? » et les coups de main que nous leur devons : « Thando, Nkundi et moi, on va vous aider à charrier ces gravats, vous en faites pas. »…

 

Cette vie si proche les uns des autres, c’est la garantie de la sécurité et d’un certain confort, mais c’est surtout celle, inestimable, de l’attachement et de la tendresse. On les aime nos voisins, et ils nous le rendent bien.

 

Une autre facette de cet esprit communautaire, c’est celui que nombre de sud-africains vivent au sein de leur famille. Nos amis, Katy et John le connaissent bien. Il est noir, elle est métisse, et sont nés et ont grandi dans des townships correspondant à leur couleur de peau (!) Mais avec la fin de l’Apartheid en 1994, ils ont pu faire des études et trouver de très bons jobs. Ils gagnent aujourd’hui particulièrement bien leur vie. Alors, leurs téléphones s’éclairent régulièrement d’un message de la famille : une sœur doit trouver un nouveau logement car elle s’est faite virer de celui qu’elle occupait ; pour la rentrée, le petit cousin auquel ils payent la scolarité a besoin d’un nouvel uniforme ; le père n’a pas encore reçu leur virement de ce mois-ci… Consciencieusement, ils s’acquittent ainsi de ce que l’on appelle ici la « black tax ». La note de cet impôt informel est souvent salée à la fin du mois. Pourtant, ils ne peuvent ni ne veulent s’y soustraire. D’une part, cela supposerait de couper tout lien avec leurs familles – ce qu’ils ne souhaitent absolument pas. D’autre part, cela signifierait d’assumer que leur réussite ne profitera qu’à eux et leur enfant. Ils ne l’assumeraient pas car ils sont conscients qu’ils ont eux-mêmes bénéficié du soutien de leurs familles pour accéder à la situation qu’ils ont aujourd’hui. Cela leur semble juste de redistribuer une partie de ce qu’ils gagnent. Nous aurions envie de parler de contrainte. Je crois vraiment qu’eux le vivent en termes de solidarité et de justice.

 

Ce délicat point d’équilibre entre le « je » et le « nous » interroge notre définition de la liberté. Etre libre, est-ce faire ce que je veux quand je veux ? Est-ce choisir à qui je me lie ? Est-ce consentir à mes contraintes parce que j’y vois un plus grand bien : le bien commun, l’ubuntu – mon épanouissement en tant qu’être social, en tant que membre du genre humain ? Ces liens qui nous unissent les uns aux autres, il nous appartient de les vivre comme une contrainte ou comme un épanouissement.


L’ANC célèbre les 105 ans de l’ANC

L’ANC, African National Congress, c’est ce parti fondé le 8 janvier 1912 par les délégués des principales organisations africaines du pays sous le nom de Native National Congress (NNC), le plus vieux parti du pays, qui porte dès ses débuts les revendications des Noirs. C’est un texte en particulier, la Freedom Charter de 1955, qui appelle à l’égalité des droits de tous les Sud-Africains et sert de base à la Constitution actuelle. Ce sont ses dirigeants qui orientèrent le parti dans la lutte directe, et pacifique d’abord, contre le régime d’Apartheid. Des noms : Anton Lembede, Oliver R. Tambo, Walter Sisulu, Nelson Mandela, Thabo Mbeki, Albert Luthuli, Desmond Tutu, et celui de tous ces militant.e.s que l’Histoire n’a pas retenu. Ce sont trois prix Nobel de la paix. L’ANC et ses couleurs, vert, jaune et noir, c’était l’incarnation de la dignité, de l’espérance et de l’action pour des générations de Noirs privés de droits, privés de leur pays. Puis en 1994, après 342 ans de domination blanche, en lieu et place du bain de sang annoncé, ce furent les premiers pas vers la paix et la réconciliation. L’ANC, ce sont ces promesses d’égalité, de dignité et de prospérité pour tous…

Le parti, aujourd’hui divisé dirigé par Jacob Zuma, se charge depuis ce matin de rappeler à mon bon souvenir cet évènement. Au petit matin, les haut-parleurs installés sur des voitures battaient le rappel des troupes dans tout Soweto. Depuis, les sirènes hurlantes des voitures de police quadrillent Orlando East et Orlando West et les moteurs vrombissant des hélicoptères passent et repassent au-dessus de l’Orlando Stadium. C’est dans ce stade que se tient la grand-messe. Ce déploiement de forces et de sécurité indiquent que Jacob Zuma et toutes les têtes de l’ANC sont de la partie. Les échos de voix du micro me font parvenir des bribes de discours depuis quelques heures maintenant et pour toute la journée sans doute.

Cette ambiance sonore remplit tout Soweto, venant se cogner contre un ciel gris et bas. La pluie s’est enfin arrêtée, pour la première fois depuis trois jours. Est-ce que le temps veut honorer cet anniversaire d’importance dans l’histoire de la lutte pour l’égalité en l’Afrique du Sud ? Ou est-ce que certains responsables de l’ANC ont trouvé le moyen de boucher les robinets du ciel pour garantir la gloire de cette journée ? Car aujourd’hui l’ANC est un parti critiqué pour son bilan bien en deça de ses promesses et des aspirations qu’il avait fait naître et dont les responsables, M. Zuma en tête, sont impliqués dans des scandales de corruption, de malversation, et de trafic d’influence.

L’ambiance sonore de cette journée évoque moins un anniversaire joyeux et digne qu’un état d’urgence : urgence à clamer que cet historique ANC et le parti de Jacob Zuma ne font qu’un, alors que les scores du parti n’ont jamais été aussi bas qu’aux dernières élections.


Une autre nouvelle ne concerne pas M. Trump ce matin

Ce matin, j’ai entendu à la radio que M. Trump a été élu.

 

Ce matin, j’ai reçu un sms d’Aryn, une femme rencontrée il y a deux mois dans un café et avec laquelle nous avions bien discuté : « On vous attend ce week-end à la maison pour vous faire découvrir notre petite ville. Vous êtes nos invités ! PS : Je pars faire les courses, est-ce que vous êtes végétariens ? Et prenez des vêtements chauds car il risque de faire froid. »

 

Voilà aussi ce qu’il se passe dans le monde ce matin. Une info toute petite, mais répétée à l’infini. Le gros titre, c’est M. Trump, mon vécu, ce sont la gentillesse et l’accueil d’Aryn. La bienveillance et la bonté se passent aujourd’hui.

 

Je ne crois plus que mon vote change le monde. Je crois que mon comportement change le monde. Alors voilà ce à quoi je veux m’appliquer, aujourd’hui plus que jamais : aimer. Un peu, beaucoup, un étranger, mon bébé, un collègue et une voisine de café. C’est mon programme pour aujourd’hui. Et pour demain aussi.

 

M. Trump n’est pas l’homme le plus puissant du monde ce matin. Aryn est la femme la plus puissante du monde : elle n’a pas peur.

 

 


Ma Suthu

Je l’aperçois de loin qui remonte la rue de la gare. Je reconnaitrais sa démarche entre mille. Pas très grande, bien portante et un peu voûtée, Ma Suthu tangue plus qu’elle ne marche, balançant tout son corps vers la droite puis vers la gauche au rythme de ses pas. On dirait un bateau se frayant doucement un chemin à travers les vagues. Nous arrivons en même temps au niveau de notre rue. Elle me sourit d’un grand « Hello, hello ! » et me demande où je vais, si Antoine est au travail et comment va notre bébé.

 

Ma Suthu a travaillé dur toute sa vie. Elle était infirmière. Elle a créé pour une entreprise des patrons de prêt-à-porter aussi. Elle s’est donné sans compter pour sa famille, et elle a réussi : ses trois enfants ont été à l’université ! L’une de ses filles était même dans la première génération de Noirs après 1994 à aller à Wits, la plus prestigieuse université du pays. Mais ça, c’est sa petite-fille, fière de sa mère et de sa grand-mère, qui nous l’a dit. Ma Suthu n’en fait pas toute une histoire. C’est dans son caractère alors ça lui semble simplement normal de donner son temps et son énergie à ceux qui l’entourent. Et puis, c’est comme ça que l’on vit ici : entouré des siens, entourant les siens.

 

Ce petit bonhomme de femme use ainsi les rues du voisinage à rendre des visites à ses copines. Il y a chacune des infirmières à la retraite (un métier surreprésenté dans sa génération car c’était un des rares emplois accessibles aux femmes « non blanches » pendant l’apartheid). Il y a les membres de son groupe paroissial des Petites-Sœurs-de-Quelque-Chose. Il y a aussi les réunions de prière hebdomadaires qui se passent dans une maison différente à chaque fois. Et une fois par semaine, elle descend la rue jusqu’au passage des minibus-taxis pour rendre visite à ses filles dans un autre quartier de Soweto.

 

Pour l’heure, elle revient de chez sa grande copine Ma Tipo, à laquelle elle rend des visites quasi-quotidiennes depuis qu’elle porte le deuil de son fils, deuil qui la coince chez elle pour trois mois. « Tu as su que le vieil homme qui vivait là-bas (elle me désigne la maison du doigt) est décédé ? Le service et l’enterrement auront lieu samedi. Je vais courir tout le week-end parce que dimanche je dois aller à Diepkloof pour l’enterrement d’un cousin éloigné. » Ma Suthu est de tous les enterrements. Elle m’a confié un jour « Tu dois aller aux enterrements. Si tu n’y vas pas, personne ne viendra au tien. »

 

Quand je croise dans la rue son mari, Baba Suthu, c’est que Ma Suthu est affairée aux fourneaux. Elle l’a envoyé quérir au tuck shop l’huile ou les tomates qui lui manquent pour le diner. Baba Suthu ne manque jamais de me donner des nouvelles de Ma Suthu, et de me dire qu’elle est à la maison si je veux passer lui rendre visite. Si je n’y vais pas, c’est elle qui vient me voir pour prendre des nouvelles et une tasse de thé.

 

Mais aujourd’hui, elle n’a pas le temps . « Je te laisse, me dit-elle, je dois aller préparer le dîner car à 17h Baba Longhi passe me chercher pour que nous allions présenter nos condoléances aux voisins. Salue Antoine pour moi. »

 

Cette grande petit dame est reliée de tout son être à sa famille, à ses voisins, à ses connaissances. Un réseau de relations qu’elle ouvre généreusement. C’est à elle plus qu’à quiconque que nous devons d’être bien ici. Elle nous a présentés à tous les voisins à notre arrivée, nous a fait faire le tour de toutes les maisons du quartier. C’est elle encore qui m’initie à tous ces codes indispensables et non écrits : « Quand tu vas présenter tes condoléances, tu glisses un billet de R20 à l’épouse, c’est celle avec le foulard vert à fleurs ».

 

Elle repart, et moi je regarde avec tendresse sa silhouette voguer vers chez elle.


Pour un droit à migrer

Affiche d'Amnesty International - photo CC by AD www.amnesty.fr
Affiche d’Amnesty International / photo CC by AD

 Qu’ils soient réfugiés, demandeurs d’asile, migrants économiques, fuyant la guerre, les persécutions ou cherchant un avenir… tous les migrants devraient pouvoir entrer et s’installer en Europe, en France. Aucun argument ne tient d’un point de vue moral pour refuser à des hommes d’entrer et de rester dans un pays.

Mon pays refuse visa et asile à des hommes, des femmes, des familles qui viennent y chercher la paix, un emploi, etc. A moi pourtant, on ne m’a jamais refusé de traverser une frontière. Pour des vacances en famille, pour étudier ou même pour travailler, à chaque fois c’est une formalité : quelques documents à fournir parfois, quelques dizaines d’euros, éventuellement un vaccin, et hop ! J’ai pu entrer et rester de quelques semaines à plusieurs années en Angleterre, aux États-Unis, en Italie, au Burkina Faso, en Iran, aujourd’hui en Afrique du Sud…

 

Sur quoi se fonde cette inégalité ? Les Français ne valent pourtant pas mieux que d’autres hommes et femmes pour avoir plus de droits. Plus de droits, ce sont des privilèges ; et en l’occurrence, des privilèges basés sur la naissance car dans notre monde, on naît avec le bon passeport… ou pas. Cette situation d’inégalité de droits est moralement intenable. Soit on nivèle par le bas en cantonnant tous les hommes au territoire où ils sont nés, soit on reconnaît pour tous un droit à migrer.

 

Un droit à migrer interpelle les frontières, ces limites imaginaires conçues par l’Homme. Les frontières naturelles ? Pas vraiment convaincant : des Basques, il y en a des deux côtés des Pyrénées. Non, les frontières sont le résultat d’alliances, de traités, de guerres – d’un rapport de force quoi. Or la loi du plus fort ou du plus riche ne peut servir à justifier le partage de la Terre. On ne peut se satisfaire de l’argument : « Vous n’avez pas le droit d’entrer parce qu’on a été les plus forts donc on a décidé qu’ici c’est chez nous. »

 

Par contre, on pourrait dire qu’une communauté humaine a besoin d’un coin de terre pour vivre, pour survivre même. Les frontières peuvent-elles délimiter le territoire nécessaire à une communauté définie ? L’Homme est lié à la terre. Ainsi, qu’un quidam ne puisse pas entrer dans un champ pour prendre les récoltes dont le paysan avait pris soin, ni s’installer dans la maison que quelqu’un a construit et/ou entretenu, cela me semble juste. La terre appartient à celui qui en prend soin et en vit. Et lui-même appartient à cette terre qui lui appartient. Dans notre société majoritairement urbaine et de surconsommation pourtant, le lien n’est plus aussi direct entre l’homme et la terre.

Au niveau de la communauté non plus ce lien ne peut plus se tracer aussi simplement qu’une frontière sur une carte. Notre mode de vie nous fait consommer des ressources qui viennent du monde entier. Des épices ou du café, mais aussi du riz, le pétrole, nos vêtements… Les ressources dont nous avons besoin sont à l’échelle du monde. Le territoire qui prend soin de nous n’a pas de frontières. On ne peut donc pas non plus en tracer pour les Hommes sur la base de cet argument-là.

 

Je ne veux pas nier qu’ouvrir les frontières pose des questions très pratiques, des questions matérielles. C’est un immense défi pour le vivre ensemble. Ouvrir les frontières pose question sur notre identité, ce qui fait que nous faisons ou pas communauté, avec qui. Mais ces questions sont là de toute façon. On peut se les poser honnêtement et sereinement, ou se crisper sur le monde tel que l’on voudrait qu’il soit. On peut les subir ou s’en saisir : faire de ce défi une opportunité.

 

Tous ces mots « réfugié, demandeur d’asile, migrant,… » en faisant des noms à partir de verbes ou d’adjectifs occultent la partie la plus importante de cette réalité : ce sont des personnes réfugiées, des personnes qui demandent l’asile, des personnes qui migrent. Quand notre société refuse de les traiter dignement, elle offense leur humanité. Elle offense notre propre humanité.

Alors, aussi complexe que ce soit à mettre en œuvre, nous ne pouvons faire l’économie d’accueillir celui qui a quitté sa maison, sa ville, son pays. Parce qu’il s’agit de la dignité de l’Homme. Parce que ce sont Marie et Joseph qui cherchent un abri à Bethléem ou en Égypte. Parce que c’est le Prophète Mahomet qui quitte la Mecque et cherche refuge à Médine. Parce que ce sont les fils d’Abraham qui cherchent une terre. Parce que ce sont des hommes, des femmes, des enfants. Parce que l’Ubuntu : « Je suis Homme parce que nous sommes Hommes ».

 

 


Les Sud-Africains célèbrent la diversité de leurs cultures

Hier, les enfants qui rentraient chez eux après l’école portaient des jupes plissées aux couleurs vives, des colliers de perles multicolores dans les cheveux, des rubans de fourrure autour des chevilles : les costumes traditionnels zulu, sotho, tswana…  La journée avait été à la fête : chants, danses, contes traditionnels. Aujourd’hui, les adultes aussi s’y sont mis.

Le 24 septembre en Afrique du Sud, c’est Heritage Day. Cette journée est celle où chacun est invité à commémorer sa culture et ses traditions, à honorer ses ancêtres. Chaque année, le 24 septembre, le pays célèbre la culture boer, xhosa, shangane… et toutes ces cultures à la fois.

J’avais appris à l’ambassade d’Afrique du Sud en France que le drapeau sud-africain n’a pas de symbolique officielle. Ainsi, chaque Sud-Africain peut reconnaître ce drapeau comme le sien. Chacun est libre d’y voir ce qu’il veut, ce qui fait sens pour lui. Aujourd’hui, l’un d’entre eux m’a proposé un sens : ces deux branches qui se rejoignent pour n’en former plus qu’une, ce sont tous ces peuples, toutes ces cultures qui dans leur diversité forment une seule nation.

Ils le savent pourtant que ce n’est pas simple ! L’Afrique du Sud chaque jour se rappelle que rien n’est jamais acquis, qu’il faut encore construire l’unité. Mais reconnaître ces différences comme autant de richesses et croire, rendre réel, le vivre-ensemble : voilà le génie de Mandela, voilà la voie que choisissent les Sud-Africains.

Alors que certains voudraient étriquer la France derrière un unique ancêtre Gaulois, les Sud-Africains fêtent la diversité de leur culture comme une chance pour leur unité.

Une belle leçon d’Histoire, une belle leçon d’espoir.


Sortir du modèle unique

Je reviens de quelques jours au Lesotho. Ce que nous avons vu de ce pays était nouveau certes, et différent de l’Afrique du Sud, a fortiori de la France. Mais il y avait pourtant toujours quelque chose de familier. A aucun moment nous n’avons vraiment perdu nos repères, car ici aussi, les standards occidentaux font florès.

Plus je voyage, et plus je constate combien la mondialisation uniformise tout. Il y a des différences bien sûr, qui s’accentuent à mesure que l’on s’éloigne des villes. Mais pour combien de temps ? Ainsi, sur la photo de famille du sommet Inde-Afrique, un dirigeant sur deux est en costard.

Je suis triste de cette uniformité. Je suis frustrée de ne pas pouvoir rencontrer autre chose, ou si peu. Je sens que nous passons à côté de tant de richesses, de déplacements salvateurs. Je suis convaincue que la mondialisation pourrait plutôt être l’opportunité d’échanger nos cultures, nos idées, nos façons de faire et de vivre plutôt que de tout uniformiser selon un modèle venu d’Europe et des Etats-Unis. En sortant d’un débat animé où elle n’avait pas réussi à placer un mot, une collègue m’avait dit il y a quelques années : « Moi j’ai entendu ce qu’ils avaient à dire. Eux ne sauront jamais ce que je voulais dire. Tant pis pour eux. » Eh bien en voyageant aujourd’hui, j’ai l’impression de vivre cette même discussion où ce sont toujours les mêmes qui parlent, et tant pis pour moi.

Le problème n’est pas le modèle occidental en soi : il est riche de plein de choses qui valent la peine d’être partagées. Le problème est que ce soit le seul qui s’impose. La démocratie représentative, le libéralisme, le Christianisme, le salariat, le costard-cravate, la fourchette et les loisirs… Tout le Monde a bien entendu ce que l’Occident avait à dire. Aux autres de parler maintenant.

Pour cela, l’Occident doit écouter. Nous devons arrêter un peu de penser que ce que nous faisons est la meilleure chose à faire pour tout le monde dans le monde entier. « Nous », ce sont nos gouvernants, ce sont les institutions internationales, Banque mondiale et FMI en tête, qui imposent un modèle économique unique et grand ouvert aux produits occidentaux. Ce sont nous, les touristes et l’industrie du tourisme qui alignons tous les accueils sur un même standard. Ce sont les ONG et les associations de solidarité internationales pleines de bonne volonté qui multiplient les projets pour permettre à tous de faire comme nous : se soigner comme nous, se nourrir comme nous, aller à l’école comme nous…

Il faudrait aussi que plus de pays prennent la parole, parlent de leurs traditions, de leurs modèles, de leurs idées comme autant de façon de faire valables. Je vois en Afrique du Sud, au Lesotho, au Burkina Faso tant de jeunes et même de vieux dénigrer les façons de faire de leurs parents, pour adopter en bloc le modèle occidental.

Et pourtant… Imaginez ce qui pourrait émerger si on discutait vraiment, si on libérait l’horizon et l’imagination ? Que feraient les peuples d’eux-mêmes ? Que choisirait Lebo mon jeune voisin s’il vivait dans une culture zulu forte et ouverte sur des idées venues non seulement d’Europe et des USA, mais aussi d’Inde, du Japon, du Chili, du Paraguay ? Imaginez par exemple si dans chaque lieu l’éducation se faisait selon la culture et les idées locales ! Dans certains pays, des enfants se rendraient dans un bâtiment avec leurs livres et cahiers pour assister par groupes d’âge à des leçons d’Histoire puis de mathématiques données par un adulte devant un tableau. Et ailleurs d’autres feraient tout autrement. Et d’autres encore autrement. Quelle richesse alors qu’une année passée à l’étranger pour un étudiant ! Quelle richesse d’échanger sur nos pratiques éducatives ! Que de choses à créer, à inventer en écoutant les autres !

Imaginez un peu la richesse pour tous si les hôtels reflétaient les traditions d’accueil du lieu visité, si les restaurants reflétaient les saveurs, mais aussi la place de l’alimentation, les modes de convivialité. Imaginez la richesse des médias, des rencontres internationales politiques, économiques ou sportives, des colloques de médecine s’ils laissaient la place à la façon de faire de chacun, si le format n’était pas imposé. Sans doute, ce serait moins « efficace », peut-être plus acrobatique à organiser, mais surtout, cela nous obligerait à bouger, à être déplacés. Changer de point de vue pour changer d’idées. Elargir nos horizons, écarter nos œillères pour laisser la place à des idées nouvelles, inédites, inouïes peut-être. C’est sans aucun doute moins confortable… mais c’est tellement plus riche.


Mais pourquoi votent-ils pour l’ANC ?

Depuis 1994, l’ANC (African National Congress) domine sans conteste la vie politique sud-africaine. Pourtant, les élections locales, dont les résultats définitifs sont en attente, semblent pouvoir ébranler cette suprématie : si, à l’échelle nationale, l’ANC serait toujours majoritaire, de grandes villes voient l’opposition (les partis DA et EFF) obtenir des scores inédits au détriment de l’ANC. Ma première réaction était de m’en réjouir car, dans mon esprit européen, parti hégémonique = démocratie en danger. Ajoutez « Afrique » dans l’énoncé, et Paf ! on a tôt fait de penser campagnes manipulées, trucage des élections, népotisme et tout le tralala. Alors je mets ces syllogismes en veilleuse, et j’essaie de comprendre.

La position hégémonique de l’ANC a de quoi surprendre quand, comme moi, on est arrivé depuis peu dans ce pays. Traînant des luttes internes, un bilan vraiment pas à la hauteur de ses promesses et de nombreux scandales de corruption, l’ANC ne fait pas franchement rêver. Pourtant, la majorité des électeurs vote ANC. Depuis 1994, et encore hier pour les élections locales.

Quand une voisine me disait amusée, il y a quelques jours : « Je ne sais même pas pour qui je vais voter mercredi ! » elle ne me disait pas qu’elle hésitait entre les candidats, non. Elle disait qu’elle n’avait pas regardé qui représentait l’ANC dans son secteur. Pour elle, comme pour beaucoup de mes voisins à Soweto, la question ne se pose même pas. Voter, c’est voter ANC.

Ce que j’ai compris d’abord, c’est qu’en Afrique du Sud, on vote pour un parti et non pour un candidat. Ainsi Thabo Mbeki, que les électeurs avaient porté à la présidence en 1999, à la suite de Mandela, et à nouveau en 2004, a dû démissionner en 2008 parce qu’il était désavoué par son parti. Dans leurs discours, mes voisins distinguent le parti des personnes qui y ont des responsabilités. Ils soutiennent le premier et dénoncent les agissements des seconds. Ils votent ANC et espèrent voir partir Jacob Zuma.

Mais surtout, on ne peut comprendre ce soutien à l’ANC qu’en prenant en compte l’Histoire. Ces dernières semaines, à l’approche des élections, nombreux étaient les hommes qui portaient des t-shirts de l’ANC, et les femmes qui nouaient sur leur tête des foulards noir vert et jaune. On ne peut se contenter de dire qu’ils sont distribués gratuitement : cela n’expliquerait pas la fierté. De 1960 à 1990, l’ANC était interdit, ses responsables emprisonnés à vie, à Robben Island. Ces hommes et ces femmes portent fièrement ces couleurs. Elles sont celles du parti qui leur a permis d’accéder à une pleine citoyenneté, qui leur a rendu leurs droits. Beaucoup d’autres ont lutté contre l’apartheid, mais l’ANC et ses membres – dont Mandela – ont joué un rôle prépondérant. Alors, même si les électeurs reconnaissent ses limites et ses troubles, ils soutiennent ce parti par loyauté. Ils lui font confiance pour améliorer leur situation économique, comme il a bouleversé leur situation politique il y a 22 ans.

C’est cette mémoire, aussi, qui faisait dire à ma propriétaire hier en revenant du bureau de vote : « Si je ne votais pas ANC, je serais encore obligée de vivre ici ». Je ne crois pas que cela soit vrai. Je ne pense pas qu’il y ait un vrai risque aujourd’hui que l’Afrique du Sud remette en place les lois de l’apartheid. Mais je n’ai pas vécu cette discrimination, alors que c’est le cas de la majorité des électeurs. Maria, une voisine, me disait aussi : « Même si ce n’est pas idéal, on sait à quoi s’attendre avec l’ANC. Je ne prendrai pas le risque de donner le pouvoir à d’autres. » D’autres, jusqu’à ces élections, c’était DA (Alliance Démocratique), un parti considéré comme le « parti des blancs ». Mais les élections qui se sont tenues hier ébranlent cet équilibre. Elles voient DA se défaire de cette image. Par ailleurs, elles marquent l’arrivée dans le paysage politique de l’EFF (Economic Freedom Fighters) de Julius Malema, qui vient concurrencer l’ANC auprès de l’électorat noir.

Ce n’est pas ma façon de voter. En France, je ne vote pas par loyauté à ce qu’un parti a fait par le passé. Mais en France, le passé n’est pas si proche. Cette crainte de revivre les heures de l’apartheid et cette loyauté au parti qui a permis l’égalité politique sont non seulement compréhensibles, mais profondément respectables. Pour ma part, je vote pour un programme : des promesses pour l’avenir. Et je suis déçue. Alors, je ne peux vraiment pas dire que ma façon de faire vivre mon droit de vote soit meilleure que la leur.


Ulwazi

Do ré mi fa sol la si dôôô ! Je suis en train d’étendre le linge dans l’arrière-cour quand les sons aigus des flûtes à bec me rappellent que nous sommes mercredi. Ah, c’est Frère Jacques aujourd’hui ! Ils répètent. Ils s’appliquent. « Dormez-vous ? Dormez-vous ? » Ils reprennent. Du début, et en entier. « Sonnez les mâtines-eu. Sonnez les mâtines-eu. » Je ne peux pas m’empêcher de chanter, même si la version anglaise ou zulu ne dit sans doute pas la même chose. Ils reprennent. Encore. En canon maintenant… Ces mélodies imparfaites et qui me restent dans la tête, je les aime.

Chaque mercredi et chaque samedi, les enfants du quartier poussent la grille de la maison d’Ulwazi, notre voisin. Voilà des années que ses économies lui servent à acheter des instruments de musique. Maintenant il a le temps de jouer, d’écouter, et de partager son amour pour la musique classique. Les enfants déverrouillent la grande malle stockée sous la véranda, l’ouvrent. Ils en tirent qui des flûtes à bec (chacun commence par trois ans de cet instrument), qui une trompette (l’instrument d’Ulwazi), deux clarinettes, un cor en fa, deux  trombones à coulisse, un cornet et les flûtes traversières… Ulwazi consacre sa retraite – temps et argent – à apprendre la musique aux enfants du voisinage. Et ça marche. Les premières fois où nous avons assisté aux répétitions – l’isolation n’est pas vraiment une caractéristique des maisons à Johannesburg – notre satané esprit critique nous a fait trouver plein de trucs à redire à ses méthodes : ils jouent toujours tous ensemble, toujours le morceau en entier, etc. De fait, il faut beaucoup d’après-midi pour que les mélodies s’ajustent. Pourtant, avant la fin de la répétition, nous avions arrêté de comparer notre conservatoire avec la méthode de notre voisin. Car il y a une chose qui nous saute aux oreilles chaque semaine : tous ces enfants prennent plaisir à jouer. Ils sont enthousiastes, fiers et heureux et goûtent le plaisir de jouer ensemble. Voilà le beau. Ulwazi a ce talent : transmettre son amour pour la musique. C’est la leçon que ce professeur me donne à moi chaque semaine : offrir le plaisir de jouer d’abord. Alors viendront le bien et le bon.


Ne pas répondre aux attentats

L’état d’urgence est prolongé de six mois. La France répond aux attaques terroristes sur son sol par la « guerre contre le terrorisme » (expression que François Hollande a reprise à George W. Bush). Vu d’ici, de loin car je vis en Afrique du Sud et de près car je suis Française, cette réponse du gouvernement me semble bête. Mais vraiment très bête.

Confrontés à ces attaques, on se prend à rêver d’un chef de l’État grand et fort qui nous protègerait de Daech. On se prend à rêver d’un État où nous serions entre nous, en sécurité, bien en sécurité. Ouvrons vite les yeux : personne ne nous protégera contre ce type d’attaques. Il n’y a pas d’abri. Vu d’ici, cela me semble évident que la réponse sécuritaire est une impasse. Je n’ai qu’à regarder dans les beaux quartiers de Johannesburg : pour se prémunir des intrusions, on a rehaussé les murs – ils ont grimpé sur les arbres. On a abattu les arbres – ils ont utilisé des cordes. On a mis des fils barbelés – ils ont acheté des pinces. On a mis des caméras – ils ont mis des cagoules.

Pas besoin d’être Mme Irma pour prédire que si on veut faire la guerre au terrorisme, on va perdre. Il suffit de regarder dans le temps et dans l’espace : les régimes les plus autoritaires, les plus policiers, même les régimes totalitaires, n’ont pas réussi à arrêter les attentats et autres attaques terroristes sur leurs sols. N’allons donc pas sur ce terrain de la répression, des arrestations pendant la nuit, des détentions arbitraires : on va perdre contre le terrorisme, et on va perdre notre sang-froid, notre liberté, nos droits de l’Homme.

Arrêtons de parler de guerre, de lutte, de résistance, ou même de réponse. Arrêtons la colère, la violence, le repli, l’entre-soi. Ce sont des impasses. Contre le terrorisme, je crois qu’on ne peut rien faire. On ne peut pas se protéger du mal. On ne peut pas se protéger du monde. On ne se mettra pas à l’abri, ni nous ni nos proches. Il faut accepter ça.

« Mais on ne peut pas ne rien faire ! »

Je suis bien d’accord. On ne peut pas ne rien faire ! On peut faire. On peut agir. Et « on », dans ce cas, ce ne sont ni les politiques ni les médias.

Ma mère va chaque semaine à la prison de Nanterre pour accueillir les familles et proches qui viennent visiter une personne détenue. Une de mes amies médecin urgentiste s’oppose à ses collègues qui maltraitent certains patients SDF. Elle essaye de soigner chaque patient en tant que personne d’abord, puis en tant que malade, et en respectant toujours sa dignité. Je connais une association qui organise des randonnées rollers-fauteuils roulants. Une autre amie travaille dans un centre d’accueil pour les migrants. Mon beau-frère cherche dans tous les sens comment ouvrir des horizons professionnels à des jeunes qui n’en ont pas. Mon voisin ici à Soweto apprend la musique aux enfants du quartier… Je pourrais en citer 20 autres, 100 autres qui agissent.

Ils n’ont pas attendu les attaques pour le faire. Mais les attaques ne les ont pas arrêtés. Ils ne le font pas en réponse. Ils le font parce que ça leur fait du bien et que ça fait du bien à ceux qu’ils rencontrent. Ils le font parce que c’est ainsi que l’on est Homme : ensemble. Ces actions-là, depuis les attaques, il me semble qu’elles sont puissantes. Lentes sans doute, et bien petites. Mais puissantes.

Aller à la rencontre du monde. De ceux qui nous ressemblent moins. Ne jamais nous contenter de l’entre soi, fuir le repli. Nous ouvrir, rencontrer, accueillir. Agir. Agir pour. Pragmatiquement, voilà ce que nous pouvons faire. C’est tout ? Oui, c’est tout cela.